Quand on parle de Vallejo –nous dit Macedonio de la Torre, un de ceux qui connut le poète depuis ses débuts– je ne peux m’empêcher de me l’imaginer tel que je le rencontrai pour la première fois. Et c’est comme cela –ajoutait-il– que nous connaissons les autres: nous avons un cliché de chaque personne. Je vois Vallejo se promenant sur la Place d’Armes de Trujillo, habillé en noir, extrêmement soigné, et arborant une crinière de lion immense et hirsute. En ce temps là, vers 1913 ou 1914, la place était encore ombragée par de magnifiques ficus et constituait le décor digne de cette silhouette arrogante, non pas à cause de sa taille ni de son corps, mais à cause d’une certaine gravité qui l’a accompagné jusqu’à la fin de ses jours. Et quand j’essaie de me souvenir de lui, malgré le fait que nous ayons passé tellement de temps ensemble, surtout à Paris, c’est cette image qui apparaît dans ma tête avec une clarté exemplaire.
- La société de Trujillo était complètement médiévale au début du siècle. Les enfants des riches étaient oisifs: ils ne pensaient ni à travailler ni à pratiquer un métier. Ils étaient tous adulés, présomptueux et amateurs de combats de coqs. Ils avaient leurs grandes meutes de chiens, leurs carabines et leurs fusils, leurs coqs de combat et ils se croyaient infaillibles en tout. Rien ne leur était inconnu. La ville était un cloître. Il n’y avait pas de soirées, pas de fêtes, pas de rapports entre les citoyens, sauf le 28 juillet (anniversaire de l’Indépendance du Pérou) et à Noël. Quand les festivités d’un 28 juillet se terminaient, je devenais triste à l’idée de devoir attendre encore un an pour pouvoir rencontrer mes semblables. Tous rentraient dans leurs maisons. La vie se passait derrière les portes et les grilles de la ville silencieuse. Évidement, faire la cour relevait presque de l’impossible. Pour aborder une femme, il fallait faire la sentinelle entre un coin de rue et un autre pendant des jours et quand la belle apparaissait derrière une jalousie ou à travers une porte entrouverte, il fallait en profiter pour lui faire parvenir un billet doux, parfois flétri par l’attente.
- Dans cette société figée, les activités intellectuelles étaient peu connues. Il y avait un groupe de poètes auquel appartenaient Rebaza, Demóstenes, Felices le Noir et un avocat du nom de Marquina qui ne se détachaient pas de Juan de Dios Peza et de José Velarde. Je crois que Darío n’était pas arrivé jusqu’à eux. C’étaient les magisters, des pédants qui exerçaient le monopole de la culture.
- Une nouvelle tendance artistique prospéra parmi les peintres et les magisters. Son précurseur fut Daniel Hoyle, qui était allé en Europe et qui avait rapporté de nouveaux modèles de vie et plus de compréhension artistique. On doit à Monsieur Daniel la renaissance de la vie artistique et même sociale de Trujillo: tantôt chez lui, tantôt chez dame Calmet, professeur de guitare, nous les jeunes nous nous réunissions autour de lui pour faire de la musique, pour converser sur l’art et la littérature et même pour esquisser un pas de danse, car Monsieur Daniel, joueur de tennis, avait conservé parfaitement l’élasticité de son corps (et de son esprit) bien qu’il soit plus âgé que nous. La fille de Madame Calmet, qu’on appelait je ne sais pourquoi Eva Lara, chantait très bien. Et si on ajoute à cela qu’Amésquita le Noir jouait fort bien du piano, tout y était!
–- Notre groupe comprenait Vallejo, José Eulogio Garrido, Oscar Imaña, Eloy Espinoza qui était le benjamin de la partie et l’enfant gâté, Juan Espejo Asturrizaga, Esquerre “le Noir”, Julio Gálvez Orrego “le Chinois”, Antenor Orrego et Alcides Spelucín. Nous constituions le groupe “Nord”, nom dont on baptiserait ensuite le journal que dirigea Orrego. Je pense qu’il est juste de dire qu’Orrego fut le premier à découvrir la valeur du métis. Il défendit Vallejo avec acharnement contre les attaques des magisters.
- Le métis, étudiant alors à l’Université, faisait office d’appariteur au Collège de San Juan. Je ne sais pas ce qu’il avait, mais nous le respections. Il avait une forte personnalité. En ce temps-là nous nous réunissions aussi rue Santa Rosa chez Mirtho, celle qui allait devenir sa muse. Elle fréquentait la maison de Carmen Rosa Rivadeneyra, une femme qui avait beaucoup d’esprit.
- La vie à Trujillo se passait dans une insupportable tranquillité de couvent. Tout était bon marché. Le kilo de viande coûtait 15 centimes, le litre de lait un demi-centime, et le piment et les légumes étaient en prime. Un chef de bureau recevait un salaire de cent soles et celui qui le gagnait était considéré comme un bon parti. Le loyer d’une maison coûtait une livre. Tout était bon marché à condition de rester cloîtré. Il n’y avait rien à faire!…
- Valdelomar a introduit à Trujillo les vices décrits par Claude Farrère et il eut de bons disciples. Il y avait un jeune dont je tairai le nom qui avait l’habitude de distribuer à coups de cloche de l’éther se trouvant dans une grande boîte métallique: il arpentait les rues avec un bâton et frappait la boîte où se trouvait le liquide toxique pour que quiconque puisse le recevoir. C’était un apôtre vrai, un missionnaire…
- Quelques années plus tard, je rencontrai à nouveau le métis en 1925 à Paris, à l’époque où vous arriviez à la grande ville. Comme il fallait s’y attendre, César fut terriblement désorienté durant les premières années. Il écrivait peu, quelques chroniques pour “Mundial” et “Variedades”, et presque rien d’autre. Poétiquement, il fut comme paralysé pendant quelques années. À mon avis, le métis n’aurait pas dû se séparer d’Henriette, cette femme si dévouée qui souffrit en silence et partagea courageusement sa misère, souvent en travaillant.
Macedonio aurait peut-être beaucoup de choses à dire, mais il ne fait que des croquis et il rêve.
- Une fois, Vallejo installé avec Georgette m’invita. Il nous servit une bonne table. La maison était bien tenue et rien ne manquait. À la fin du repas, savourant déjà un plaisir qu’il ne pouvait réprimer, il s’adressa à sa femme et lui dit: “Joue-nous un peu de Beethoven”. Il y avait là un certain début d’embourgeoisement… Ou serait-ce que je m’étais habitué à voir le métis vivre un autre style de vie?…
- Nous avons vécu beaucoup de choses avec César, beaucoup, comme tu le sais bien. Cependant il y a une aventure singulière. Il y eut un temps, parmi les temps difficiles, où il était nécessaire de mettre en gage quelque chose pour continuer à vivre. Et ce quelque chose ce fut le manteau de fourrure de ma femme. Bien que la fourrure soit courante là-bas, celle dont le manteau était fait avait une certaine valeur. Nous avions fait nos calculs et nous pensions pouvoir en tirer environ 200 francs. Je fis appel à Vallejo qui avait une carte d’identité. Nous sortîmes avec lui et avec Juan Luis Velásquez. Au Mont de Piété on nous dit que ces objets devaient être présentés dans une caisse. Nous sortîmes pour en acheter une, et nous trouvâmes une caisse en carton qui nous parut convenable. Nous y mîmes le manteau à l’intérieur et nous retournâmes gaiement. On nous dit alors que la caisse devait être en bois. Ça se corsait. Il n’y avait pas de caisses en bois et nous dûmes aller chez un menuisier, ce qui n’est pas aussi facile à trouver là-bas qu’ici. Pour payer la caisse nous dûmes convaincre Velásquez d’engager sa montre. Avec le montant nous payâmes le menuisier, nous mîmes le fameux manteau dans la caisse et nous retournâmes prestement au Mont. Quelle ne fut pas notre surprise de nous entendre dire qu’à l’intérieur de la caisse le manteau devait être enveloppé d’un tissu. Nous achetâmes du tissu, nous enveloppâmes le manteau, et retournâmes, nous demandant ce qu’il faudrait encore faire. En effet, il fallait coudre le tissu. Nous dûmes sortir pour la quatrième fois pour le faire coudre. Nouveau retour. Longue attente. Les gens faisaient la queue et chaque client attendait que l’on annonce le prix estimé pour son objet. Soudain nous entendîmes le cri de l’employé: un franc!… Un autre cri qui fut un vrai hurlement poussé par une femme lui répondit: oui! C’était une femme qui acceptait qu’on lui donne un franc pour son gage. Ce fut le cri de la misère qui –je me souviens très bien– fit trembler Vallejo et nous remplit tous trois d’émotion. À nous, on nous donna une bricole et comme nous devions reprendre la montre de Velásquez, il ne nous resta que 22 francs avec lesquels nous allâmes tous les trois au Mille Couronnes où nous mangeâmes confortablement. “Le premier manteau doit être pour l’estomac, mon vieux” nous dit Macedonio se remémorant l’époque glorieuse où la camaraderie donnait un éclat doré à cette vie misérable...
Lima, 1988